Ce soir, c’est repas cohez avec les tongxue (camarades) du département. On fête la première année de notre petite promo. On est plus d’une trentaine à se retrouver dans un restaurant juste à l’extérieur du campus. Ça commence dans la bonne humeur, je suis content de retrouver certains tongxue que je n’ai pas vu depuis plusieurs mois, on commande chacun un plat que l’on partagera tous ensemble, on commence un petit loup-garou, bref, ça commence sympa.
Arrivent les premiers plats, on commence se sustenter, c’est excellent. On continue à discuter, avec un niveau enfin correct en Chinois, c’est un vrai plaisir.
Arrive ensuite la bière. Une grosse caisse de bières. De la bière chinoise à moins de 4° d’alcool, mais des bouteilles en très très grande quantité. On sert un verre à chacun, on trinque à la soirée, et à notre deuxième année ensemble, et on gan bei (干杯, cul sec en chinois). Jusque là, c’est bonne ambiance.
Mais commence ensuite le redouté ballet des gan bei. J’entend par là que tous les tongxue réunis autour de la table vont se lever les uns après les autres pour inviter chacun à reremplir son verre pour un nouveau gan bei. Ils sont plus ou moins éloquents dans le petit discours qui précède le gan bei, mais ils sont unanimes sur le gan bei : tout le monde doit boire, et tout le monde videra un verre plein.
Seulement aujourd’hui, j’ai décidé de ne pas boire. Peut-être parce qu’on est dimanche, que le week-end a déjà été suffisamment arrosé, et que demain commence une nouvelle semaine fatigante. Peut-être pour ne pas ressembler à ce qu’ils vont ressembler d’ici quelques bouteilles, je commence à avoir l’expérience de ce genre de diner. Peut-être enfin parce que je n’aime pas qu’on m’oblige à boire et qu’après une année j’ai enfin le chinois nécessaire pour mener le dialogue.
Quand ils voient que je ne lève pas mon verre resté vide, c’est l’étonnement. Quand je leur explique que je ne veux pas boire ce soir, ils le prennent comme une attaque personnelle. Ils seront nombreux ce soir à me répéter la bonne veille expression chinoise 入乡随俗, ru xiang sui su, ce qui signifie suivre les coutumes du lieu où l’on se trouve. C’est en fait l’équivalent de l’expression « A Rome, fais come les Romains ». Mais si finalement c’est un principe de base quand tu viens d’arriver en Chine, complètement perdu, méconnaisseur des habitudes locales et surtout incapable de mener une réelle discussion, aujourd’hui, ce principe, je n’en veux plus. Oui pour un 入乡了俗, connais les habitudes de l’endroit où tu te trouves, mais marre du 入乡随俗.
C’est vrai après tout, pourquoi se plier rigidement aux coutumes locales ? Si j’aime découvrir la Chine, je reste Français et ma culture Française conservera toujours une certaine incompatibilité avec la culture Chinoise. C’est d’ailleurs ce que je réponds à mes tongxue quand ils me disent que les Chinois accordent beaucoup d’importance au fait de trinquer avec tous ses amis ou invités lors d’un banquet. « C’est très très important » me disent-ils. « Pour un Chinois, echouer dans la vidange d’une bouteille, c’est vraiment la honte, refuser de lever son verre pour gan bei, c’est carrément inconcevable. » « Oui, mais je ne suis pas Chinois » leur répond-je franchement. Et je rajoute qu’ils sont mal placés pour parler de 入乡随俗, les communautés chinoises en occident étant généralement des communautés très hermétiques à la société au milieu de laquelle elles se sont installés. D’ailleurs j’imagine qu’une expression comme 入乡随俗 ne date pas d’il y a dix ans, et devait s’appliquer sur un espace beaucoup plus restreint, à l’intérieur même de la Chine. Par exemple quand une nouvelle mariée quittait son village pour rejoindre son mari dans un autre village. A elle de 入乡随俗, car elle appartient désormais à la famille de son mari, et ce pour toujours.
En réalité, en peut trouver sur Baidu, l’encyclopédie libre Chinoise, ce petit
descriptif. On peut notamment lire la petite fable à l’origine de ce proverbe. Il s’agit de deux frères de culture bouddhiste qui décident de se diriger vers un village voisin pour faire du commerce. En réalisant que les principes moraux du village voisin sont différents de leurs principes bouddhiste, le jeune frère choisit de respecter les coutumes locales, et fait des affaires en or, alors que le grand frère reste fidèle à ses principes, critique amèrement la population locale, et se fait chasser de la contrée. La morale, c’est qu’il faut 入乡随俗, respecter les coutumes locales. Mais en fait, la raison, c’est simplement pour le bien des affaires !
Je leur ai d’ailleurs demandé pourquoi dans les relations d’affaire, j’avais toujours l’impression que c’était le parti occidental qui allait veiller à se plier aux coutumes orientales. « Parce que la Chine est le plus grand marché du monde » me répond on. Voila, c’est la vrai réponse. Le vrai dicton devrait être 为红生意,入乡随俗 : Pour faire de bonnes affaires, plie-toi aux coutumes locales. Mais le besoin de faire des affaires est tellement profondément ancré dans la culture chinoise que l’on peut facilement omettre la première partie… Savez-vous d’ailleurs comment on se souhaite bonne année dans le sud ? 恭喜发财, puisse-tu t’enrichir dans cette nouvelle année !
Mais revenons à nos moutons, je maintiens mes positions, je refuse de boire, avec les sourire et le dialogue, mais je ne boirai pas. Bientôt, ils sont tous ivres, rouges, et commencent dire et faire n’importe quoi. Partout ils s’attrapent la main ou l’épaule, collent leur visage à 3 cm de la personne d’en face, et commencent à sortir des absurdités. Puis un s’écroule sur la table. Certains ont des mines misérables. Un autre ne sortira plus des toilettes.
On décide alors de manger le gâteau d’anniversaire, pour fêter les un an de notre promo. On le coupe, le distribue, on commence à en manger quelques bouchés. Un petit comique décide que ce sera plus drôle d’en faire une tarte à la crème et le colle dans la figure d’un autre. L’autre riposte. Comme dans une bataille de boules de neige, ça prend rapidement et bientôt tout le monde est recouvert de crème. Même les murs. Sous les regards apeurés des fuwuyuans qui accourent, je décide de m’éclipser. Assez des coutumes locales…